Présentation

Les Annales de Phénoménologie sont une revue annuelle, publiée par l’Association Internationale de Phénoménologie. Elle a été créée au début des années 2000 par Marc Richir qui fut son directeur jusqu’en 2015. Depuis 2017, la revue est intitulée Annales de Phénoménologie – Nouvelle Série, son directeur de publication est Alexander Schnell. Elle est rattachée aux Archives Marc Richir (MRA) de l’Institut für Transzendentalphilosophie und Phänomenologie (ITP), servant d’organe de publication – notamment aux jeunes chercheurs – pour les recherches phénomenologiques internationales.

Éditorial des Annales de Phénoménologie – Nouvelle série

La publication de cette revue a constitué – et constitue toujours – un élément décisif des activités philosophiques de l’Association Internationale de Phénoménologie (anciennement: Association pour la promotion de la phénoménologie). Si celle-ci ne se considère nullement comme gardienne d’un quelconque Graal phénoménologique, force est de constater qu’à partir des activités régulières et soutenues qui ont été animées par Marc Richir depuis la création de l’association, ce travail a porté ses fruits : ceux-ci sont précisément et rien de moins que cela même qui a constitué peu à peu le « caractère » de la revue – qu’il s’agit, pour l’association, de conserver et de faire perdurer. Celui-ci se laisse déterminer sur différents registres.

Concernant son orientation proprement phénoménologique, la revue revendique un ancrage dans l’œuvre du père fondateur de la phénoménologie. Cela ne revient nullement à entretenir une « orthodoxie » husserlienne, laquelle serait contraire à sa propre inspiration, mais à assurer la fidélité à une acception du « phénomène », c’est-à-dire de la « chose même » de la phénoménologie, et du « transcendantal », c’est-à-dire de ce qui « possibilise » notre expérience et de ce qui ouvre à l’en-deçà (fût-il inapparent) du donné. Dans la mesure où cela vise l’exploration sans limite du champ phénoménologique dans ses horizons ouverts et ses potentialités indéfinies, il ne s’agit pas d’une acception traditionnelle ou classique du transcendantal, qui restreindrait la phénoménologie à une simple philosophie de la connaissance, mais d’une perspective qui se focalise sur l’élucidation de ce que la phénoménologie produit sans cesse de nouveau, d’original, d’inédit, et sur ce qui, par là, la tient vivante.

Or, cet ancrage, quand il est fidèle et bien considéré, donne précisément lieu à de multiples ouvertures : à d’autres traditions philosophiques, à d’autres projets phénoménologiques et, finalement, à ce qui rattache la phénoménologie à ses capacités d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité. Il n’y a pas lieu ici de faire un bilan du travail accompli, il s’agit plutôt d’indiquer quels « mouvements » sont en cours. Le travail associatif qui se reflète dans les publications des Annales de phénoménologie concerne : une réflexion et une élaboration relatives à la méthode phénoménologique, à sa portée, à ses fondements spéculatifs ; un traitement d’« objets » proprement phénoménologiques (le temps, le corps, l’affectivité, le soi, etc.) ; un approfondissement du rapport entre la phénoménologie et les sciences (les mathématiques, la physique, la logique, et également la psychologie, la psychopathologie, l’anthropologie, les sciences du langage, l’histoire, la politique, etc.) ; un investissement phénoménologique des arts (poésie, musique, peinture) ; et, bien entendu, une discussion permanente avec les tenants historiques et historiographiques de la tradition phénoménologique elle-même et de l’histoire de la philosophie, en général. Quiconque connaît tant soit peu le travail de Marc Richir reconnaîtra ici son œuvre et sa pensée.

Le point commun entre ces différents « mouvements » est l’idée d’ouverture – et c’est aussi l’objectif fort et permanent de ce travail associatif : le liant qui attache les associés se doit de se nourrir d’inspirations extérieures, de matières étrangères, de pensées nouvelles. C’est dans cet esprit que, à l’encontre de toute tendance se soumettant à la commercialisation et la rentabilisation de la recherche philosophique, la revue – qui est donc avant tout un atelier de recherche phénoménologique – entend rester fidèle à son fondateur, tout en poursuivant sa marche qui reste, et continue d’être, celle-là même de la phénoménologie en tant qu’elle se montre et se démontre elle-même.

Alexander Schnell (2017)

 

Éditorial des Annales de Phénoménologie (2002-2016)

Pourquoi une revue de phénoménologie aujourd’hui ?
Et en quel sens y sera pris le terme de phénoménologie ?

Pour répondre à ces deux questions intrinsèquement liées, donc pour esquisser une ligne éditoriale, il convient de faire une brève mise au point sur la situation philosophique contemporaine. Tout d’abord, la philosophie se voit de plus en plus réduite à une sorte de fonction académique, d’une part, ou bien dans la doxographie plus ou moins «herméneutique», ou bien dans les études historiques (lesquelles peuvent être à l’occasion de grand intérêt), d’autre part dans la fabrication de ce qui n’est que pseudo-sciences dès lors que les disciplines sont étendues au-delà du domaine (scientifique) strictement défini de leur application, c’est-à-dire par leur croyance naïve en leur pouvoir de se substituer à la philosophie (ce qui relève aujourd’hui globalement du «cognitivisme» : néo-behaviorisme revu et corrigé), ou dans la dégénérescence de cette dernière en l’analyse scolastique des tours de langage (la dite «philosophie» analytique qu’il ne faut pas confondre avec l’épistémologie qui garde tout son intérêt quand elle est rigoureuse). Une première conséquence de cette situation est bien qu’au moins en apparence, la philosophie comme recherche ou élaboration de ses questions semble ne pouvoir trouver refuge, contre ces deux menaces conjuguées d’absorption, que dans la phénoménologie. Cela pourrait satisfaire si la situation de celle-ci n’était guère plus brillante : prise en tenaille entre les contaminations académiques parfois très savantes et les vaines tentatives de conciliation avec le cognitivisme ou avec l’analyse logique du langage, elle semble précisément vouée, en une fuite en avant qui est une sorte de Schwärmerei, à reprendre plus ou moins bien, des chemins spéculatifs, métaphysiques, voire théologiques, d’où s’est absentée la rigueur méthodique qui lui est propre. C’est ainsi qu’on entre pour ainsi dire allègrement, sans inquiétude apparente, dans le champ du non attestable et du non effectuable. Alors que le discours phénoménologique ne peut avoir de sens précis que s’il donne très précisément à entendre de quoi (de quel problème ou question), chaque fois, il parle, et que c’est ce «quoi» (la Sache selbst, la «chose même») qui doit par là être attestable (directement ou indirectement) dans l’effectuation (au sens mathématique) de l’opération qui permet d’y accéder, le caractère de la spéculation qui a perdu sa rigueur classique (sa «logique» propre, bien au-delà de la logique) est que n’importe quoi peut y être à peu près dit de n’importe quoi, à condition que la «construction» spéculative ait plus ou moins bien l’air de tenir, souvent (mais pas toujours) dans les enchaînements de pseudo-concepts (ineffectuables) relevant plus du bricolage ou de l’idéologie que de la «logique» méthodiquement déployée d’une élaboration qui se donne ses règles et ses angles d’attaque des problèmes. Dès lors, chacun installe et occupe son camp, ignorant ceux des autres, et bien malin sera celui qui s’y retrouvera dans ces pittoresques mariages de la carpe et du lapin.
Rien n’est plus éloigné, en fait, de ce qui a été l’inspiration de Husserl, le fondateur de la phénoménologie. Non pas qu’il s’agisse, ici, de défendre une fidélité doctrinale et dogmatique qui serait précisément contraire à cette inspiration. L’œuvre de Husserl que, depuis la publication des Husserliana, on ne peut plus lire aujourd’hui comme il y a cinquante ans, est un immense chantier où il n’est pas une seule question qui [ne] soit un problème à reprendre, à réélaborer, à redéfinir, éventuellement, selon d’autres «axes de coordonnées», cela à la fois par la mise [au] jour des contextes historiques concrets où la pensée husserlienne s’est déployée, et par des recherches autrement orientées portant sur les «choses mêmes» que Husserl avait touchées, ou qui n’y étaient encore que secrètement «impliquées». Cependant, pour faire vivre ou revivre cet esprit, il s’agit sans doute aussi – étant donné ce qu’a été l’histoire du mouvement phénoménologique dans l’Histoire catastrophique du XXème siècle – de lever bien des obstacles, de comprendre le sens husserlien du phénomène (qui n’est ni apparition, ni apparaissant, ni le jeu inapparent des deux), et le sens husserlien du transcendantal (qui n’est pas réductible à l’ordre de la condition de possibilité a priori en son acception kantienne, mais relève d’un a priori fungierend, en fonction, qu’il s’agit de dévoiler dans ses complexités par l’épochè et la réduction, puis par l’analyse en zigzag). Bien des ressources demeurent insoupçonnées pour l’analyse des structures intentionnelles complexes (les phénomènes husserliens), opérantes même depuis leurs potentialités multiples, c’est-à-dire même hors du présent, voire de la présence. Par là déjà, il apparaît que le champ phénoménologique husserlien – quoi qu’on puisse y trouver à redire par ailleurs – est bien plus vaste que ce qui est réductible à l’un ou l’autre projet ontologisant. La question du phénomène en son sens husserlien, et donc en son sens révolutionnaire, proprement phénoménologique, n’a que très secondairement et très localement à voir avec la question de l’être. Que la vague des spéculations post-husserliennes soit pour ainsi dire mourante devant les offensives de l’académisme classique ou de la pseudo-scientificité anglo-saxonne est bien compréhensible. De tout cela, il faut se rendre compte pour pratiquer lucidement, aujourd’hui, la phénoménologie, et reprendre, au-delà, la lecture attentive et renouvelée des grands classiques de la philosophie.
Et il est d’autant plus urgent de se «ressaisir» que nous ne sommes pas quelques «indiens» réduits à se retirer dans leurs montagnes, qu’il y a aujourd’hui dans le domaine francophone de véritables chercheurs en phénoménologie dont l’ambition de la revue est de les regrouper, en tentant par surcroît de nouer des liens entre plusieurs générations. Les Annales de phénoménologie publieront à la fois des articles historiques, portant sur les contextes autrefois vivants et sur les avancées phénoménologiques d’auteurs du passé encore méconnus ou demeurés inconnus, des articles de recherche actuelle, proposant des approches, qui ne seront pas ipso facto husserliennes, des problèmes et questions de phénoménologie, et enfin des traductions de textes phénoménologiques inaccessibles pour le public d’expression française. Cela, en dehors de toute allégeance à l’égard de quelque institution académique que ce soit. La modestie dès lors inéluctable des moyens matériels de la revue, mais aussi la modestie de ses ambitions dans une société où il est de moins en moins question de philosophie, feront que son tirage sera limité en volume et que sa publication n’aura lieu qu’une fois par an. Puisse cette initiative il est vrai quelque peu hasardeuse, éveiller, voire réveiller des projets qui, sans doute, autrement, ne pourraient pas trouver de lieu où se déployer. L’Histoire, et l’Histoire de la philosophie, ne sont pas déjà faites, ni «capturées» une fois pour toutes par quelque illusion à la mode ou quelques «satrapies» universitaires ; il n’y a lieu ni de se réjouir, ni de se désespérer d’une déperdition trop complaisamment répercutée sur la place publique, mais il y a lieu, si nous ne voulons pas «nous perdre» sans reste assignable, d’intervenir. Tout comme le mouvement, la phénoménologie se démontre en marchant.

Marc Richir (2002)